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A corps majeur

Son pied droit après

sa blessure pendant Gamzatti

         À  l’époque de Louis XIV, je veux bien que l’on dise que les danseurs de          l’Opéra n’étaient pas des sportifs. Mais aujourd’hui c’est une                          aberration. On nous demande d’en faire toujours plus, de sauter encore plus haut, de tourner encore plus vite, de danser encore plus souvent. Les personnes qui persistent à dire que ce que nous faisons n’a rien d’un sport, je ne les comprends plus”. Un constat, presque un manifeste. Il est signé Josua Hoffalt, danseur étoile à l’Opéra national de Paris. Comme les 153 autres danseurs qui forment ce que l’on appelle le corps de ballet, il sait trop bien ce que signifie une carrière au coeur de cette institution créé par Louis XIV en 1661, sous le nom d’Académie royale de danse.

 

Quand le rideau tombe, que les spectateurs quittent la salle de Garnier ou de Bastille, des étoiles plein les yeux, les danseuses retirent leurs chaussons en coulisses. Apparaissent  des pieds rougis par les chocs répétés. Le coton cardé qu’elles placent avec soin au creux de leurs pointes ne sert qu’à attenuer la douleur, pas à l’effacer.

 

Le mot est lâché : la douleur.

 

On s’y habitue tellement qu’au bout d’un moment, on ne sait même plus si l’on a vraiment mal”, explique Sarah Kora Dayanova, 31 ans dont plus de douze passés au sein de la compagnie. “Il y a une fascination pour l’effort physique, une tension entre le fait d’aller le plus loin possible et la protection du corps”, juge Jean-Christophe Paré, ancien danseur de l’Opéra, aujourd’hui directeur des études chorégraphiques du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.

 

Si les étoiles de l’Opéra se révèlent sous le feu des projecteurs, c’est dans l’ombre des studios de danse qu’elles se façonnent. Tous les mouvements, exécutés à la perfection une fois sur scène, sont répétés des centaines de fois. Un travail de forçat pour rendre l’effort invisible pendant la représentation. Combiner force et grâce, puissance et souplesse. Jusqu’à dix heures de danse par jours dans ce gymnase doré qu’est l’Opéra Garnier. Quand le visage du tennisman se déforme au moment d'exécuter un revers long de ligne, quand le rugbyman vascille, hâpé par un choc, les danseurs et danseuses doivent tutoyer la grâce alors même qu’ils enchaînent des performances physiques.

 

Une dichotomie parfaitement résumée par le célèbre danseur et chorégraphe Maurice Béjart en 1979. Dans Un instant dans la vie d'autrui, il écrit : "Il y avait le corps et le rêve: la danse allait proposer des performances sportives, mais en associant le mouvement physique, la performance, à une émotion. Et en donnant des choses à voir. Des images.

 

Pour comprendre ce corps d’élite, trop longtemps considéré comme exclusivement artistique, il a fallu s’éloigner du faste et des rouages complexes de l’Opéra. Une institution tricentenaire qui cultive son secret, renforçant l’image quasi inaccessible de ses pensionnaires, pourtant généreux dans la discussion. Nous les avons suivi, une fois le rideau tombé, quand ils quittent la scène et tombent leurs habits de lumières. Entre deux représentations ou en période de rééducation, rêvant d’atteindre l’Olympe de Garnier ou prenant du recul sur leur carrière révolue. Ils se sont confiés.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus l’on écoute ces danseurs et danseuses, symboles de la majesté à la française, plus l’on comprend combien les points communs avec le sport sont nombreux. La grande majorité des pensionnaires du corps de ballet sont passés par l’école de danse de l’Opéra située à Nanterre, un véritable centre de formation, lui aussi fondé par le Roi Soleil en 1713. L'ordonnance royale de l'époque dit encore beaucoup aujourd'hui de la philosophie de l'institution: Que l’École française soit fondée sur la primauté de l’harmonie, la coordination des mouvements, la justesse des placements et le dédain de la prouesse.

 

 

Harmonie, coordination, justesse. C'est avec leur corps que les danseurs font résonner ces mots. Le physique au service de la technique, de la perfection du geste. “Ils sont des artistes, mais ils poussent leur corps au maximum, observe Philippe Sereni, l’osthéopathe de l’Opéra. On ne se rend pas toujours compte de la difficulté de la performance qu’ils réalisent. Il suffit que n’importe qui essaie de se tenir en équilibre sur demi-pointe ou tente un mouvement qui tende vers l’arabesque pour comprendre.

 

Sur son site, ce praticien introduit à Garnier par l’ancien directeur de la danse Rudolph Noureev, va jusqu’à parler de “relation angoissée, parfois à la limite de la névrose” entre le danseur et son corps. “On l’aime et on le déteste. On l’aime parce qu’on ne pourrait pas danser sans. On le déteste car on aimerait qu’il soit toujours mieux, plus comme ceci ou comme cela. C’est la quête d’une perfection qui n’existe pas. On cherche toujours des lignes de plus en plus belles mais on y arrive jamais totalement”, constate Sarah Kora Dayanova.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme un violoniste accorde chaque jour son instrument avant de répéter ses gammes, le danseur commence chacune de ses journées par un cours d’1h30 environ. La distinction entre le danseur et le sportif opère jusque dans la terminologie de l’effort. Le “cours” plutôt que “l’entraînement”, un “prof’” plutôt qu’un “entraîneur”. Même si de plus en plus, les danseurs parlent de “coach”. Un cours débute toujours par une barre. Légèrement en appui sur cet axe en bois qui arrive au niveau de la hanche, ils échauffent leur muscles, enchaînent les exercices avec une discipline quasi militaire : petits dégagés pour les chevilles, ronds de jambe à terre, pied dans la main. Ils connaissent tout ça par coeur. C’est souvent à la barre que les danseurs commencent leur quête de perfection. Un rituel immuable de 45 minutes, censé les “placer” pour le reste de la journée, la suite du cours, puis les répétitions de l’après-midi, la représentation du soir.

 

Ce corps si dur à modeler, c’est dans le miroir des studios de danse qu’ils l’observent la plupart du temps. Un indispensable de l’univers du danseur. Objet de travail pour perfectionner son geste, il devient pervers quand on passe des heures et des heures à s’y contempler. “Il y a quelque chose de narcissique derrière. On est toujours à regarder si tout va bien”, avoue Josua Hoffalt. Si seulement ce n'était que ça : son propre reflet, qu'on juge avec sévérité. A l'Opéra, le corps des danseurs est observé, scruté, par les professeurs et leurs pairs, à la fois partenaires et concurrents. 

 

Leur jugement peut être perturbant, d’autant plus qu’ils ont tous le même objectif : devenir les meilleurs pour obtenir les plus beaux rôles. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le corps du danseur est soumis à rude épreuve. Depuis la seconde moitié du XXe siècle, l'exigence technique et la masse de travail n’ont fait qu’augmenter. Gilbert Mayer, 80 ans, ancien premier danseur, est une légende vivante, après trente années d’enseignements à l’Opéra et à l’école de Nanterre : “Ils répètent beaucoup plus que dans le temps. Quand j’étais dans le ballet, on dansait beaucoup moins. Ce n’est même pas comparable.” Le ballet de l’Opéra de Paris présente autour de 180 spectacles pas an. Les ballerines passent du classique au contemporain, parfois dans la même journée. “On peut tomber sur des conflits corporels, analyse Jean-Christophe Parré. La danse classique a des fondamentaux spécifiques, la verticalisation du corps, l'élasticité, une manière de travailler sur l'amplitude des mouvements. En contemporain, on travaille le corps différemment, ce ne sont pas les mêmes chaînes musculaires qui travaillent. Passer de l'un à l'autre, c'est comme pratiquer deux sports tout à fait différents”.

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LA RECONSTRUCTION



               lle s'assoie avec peine, une béquille pour la soutenir. Fin                            février, Sarah Kora Dayanova, 31 ans, s’installe sur une                            banquette d’Exki, un fast food bio où se croisent bon nombre de danseurs de l’opéra, à quelques mètres du palais Garnier. L’opéra, elle n’y met les pieds qu’en de très rares occasions.



Depuis trois ans, Kora comme tout le monde l’appelle, n’a pas dansé. Conséquence de blessures à répétition. Une période de doutes loin du corps de ballet. La danseuse a du faire le choix entre une rééducation classique et une opération qui aurait pu l’éloigner à jamais du ballet.  “Mon chirurgien m’a dit : ‘la danse c’est quasiment fini. Est-ce que tu as pensé à faire autre chose ?’ Là, ma vie s’arrête, c’est comme si on m’avait annoncer qu’on allait m’enlever un membre”. Depuis, elle est en reconstruction. L’espoir de danser à nouveau un jour en ligne de mire.



Cette brune aux yeux bleus promue sujet (le troisième grade des danseurs du corps de ballet) à 22 ans n’a pas eu un parcours linéaire. A l’école de danse de l’opéra, Kora fait ses barres en même temps que Josua Hoffalt. Si le danseur étoile est déjà dans la lumière adolescent, ce n’est pas le cas de la jeune passionée de danse, venue s’installer en France, quittant la Suisse d’où elle est originaire.


Ses deux années de formation à Nanterre se passent mal. Elle évoque “une prison dorée” qui l’empêche d’être libre. “Deux années très difficile moralement” rembobine-t-elle aujourd’hui. C’est sans doute là qu’elle a puisé la force qui l’anime aujourd’hui.


Car depuis trois ans, Kora vit le cauchemar dont toute danseuse aimerait se réveiller.


En mars 2012, elle répète le rôle de Gamzatti dans la Bayadère, un ballet imaginé en 1977 en Russie. Un rôle de soliste qui lui tient à coeur. C’est la Bayadère qui a fait naître sa vocation de danseuse. Mais le 19 mars 2012, pendant une répétition, elle se fait une entorse du lisfranc, au niveau du pied.


“Je me souviens très bien du moment où je suis arrivé chez le médecin, je pouvais à peine marcher et je me suis dit ‘peu importe, je danserai dans 5 jours’. La question ne s’est même pas posée”.



Kora dansera Gamzatti, strappée, infiltrée, bourrée de médicaments. Tout se passe bien sur la scène de Garnier. Mais sur le chemin du retour, elle déchante. “En rentrant chez moi, la douleur est immense, je n’arrive plus à marcher. A ce moment là, je n’ai pas encore vu le médecin”. Et la sentence du corps médical est brutale. 

On lui conseille de mettre la danse entre parenthèse.


Car cette entorse du lisfranc se fait sur une fracture pseudarthrosée, un mal qui découle d’une blessure mal guérie, par manque de repos. Cela fait en réalité des années que Kora s’est habituée à la douleur, depuis l’école de danse et une première fracture du métatarse, une blessure de fatigue, déjà. “A l’époque, je ne l’ai pas dit car j’avais peur de me faire virer. J’ai gardé ça pour moi et j’ai decidé de passer outre la douleur.



S’il elle s’était arrêtée 6 à 8 semaines lors de cette première blessure à 15 ans, elle n’aurait sans doute jamais eu les problèmes qu’elle connait aujourd’hui. Mais la pression était trop forte. Après son entorse, la ballerine se rééduque à l’INSEP, craignant une opération qui l’éloignerait définitivement de la scène. Mais rien n’y fait, elle s’écroule même dans la rue, n’arrive plus à aligner ses pieds pour une simple marche.



En janvier 2014, Kora subi une greffe osseuse et une arthrodèse : on lui bloque l’articulation avec deux vis. S’enchaînent de longs mois de rééducation, loin, très loin du faste de l’opéra. C’est avec des sportifs de haut niveau qu’elle réapprend les mouvements de base, au Centre européen de rééducation des sportifs (CERS) à Capbreton. Un lieu plus habitué à recevoir des rugbymen ou des médaillés olympiques que des danseurs de l’opéra. Les sportifs croisés sont pour le moins étonnés par sa présence.  “ Tu ne t'es pas blessée en dansant quand même ?” lui demande t-on souvent. S'ils savaient.



Malgré cette première opération, son calvaire continue. Elle reprend brièvement la danse mais doit s’arrêter une nouvelle fois. Avec ses problèmes au pied, une blessure de compensation à la hanche est apparue. Kora passe une deuxième fois entre les mains des chirurgiens pour une opération en décembre 2014. Une période dans l’ombre pour une danseuse qui rêve de lumière. Ses rares éclaircies viennent de ses proches.

























Kora a un côté très fragile même si elle paraît determinée. Ce qui est sûr, c’est que cette éxperience va la renforcer”, assure Antonio Conforti, quadrille à l’opéra dont elle est la “petite mère”, une sorte de marraine. L’expérience de son aîné a même poussé ce danseur de 20 ans à être plus prudent : “Pendant ma première saison à l’opéra, j’ai eu une blessure de fatigue et j’ai dansé dessus pendant quatre mois. Kora m’a conseillé d’arrêter, c’est ce que j’ai fait”. Si elle se mue en conseillère, c'est que la franco-suisse a beaucoup appris de ses longs mois loin des planches de Garnier. “J’avait l’habitude d’arriver au cours cinq minutes avant qu’il ne commence. Je faisais trois grands écarts et je commençais ma barre. Aujourd’hui, je ne referais jamais ça”.



C’est avec le préparateur physique de l’opéra, Nicolas Brunet, qu’elle réapprend à utiliser son corps. Le travail qu’elle mène avec cet ancien gymnaste va bien au delà de l’aspect physique. “Il m’a beaucoup soutenue”, confie Kora. “J’essaie de m’adapter selon son humeur du jour, ce n’est pas juste un corps, c’est aussi un humain”, explique celui qui est aussi kinésithérapeute. Pendant ce temps, Kora entame un travail à la barre dans ce cabinet du Nord de Paris. L'effort se lit sur son visage. Avec ces longs mois d'arrêt, le corps de la danseuse a changé. “Les kinés me disent que c'est bien, mais moi je trouve qu'il ne répond plus du tout. On passe d’un corps ultra entraîné à un corps qui ne fait rien. On perd tout d’un coup, c’est assez violent à vivre”.



Pourtant, deux mois après la rencontre à Exki, la danseuse a fait d’énormes progrès. Son pied ne lui fait plus mal mais sa hanche l’empêche toujours de retrouver l’intégralité de ses moyens. Tout sourire, elle annonce pourtant tenir un rôle de pantomime dans l’Histoire de Manon, le dernier ballet de l’étoile Aurélie Dupont.


Un retour sur la scène de Garnier, mais sans danser.


Une réussite incomplète qui n’entame en rien sa volonté. La  “blessée de guerre” comme elle s'amuse à se qualifier n’a pas rendu les armes. Pendant qu’elle pédale sur le vélo du cabinet de Nicolas Brunet, ce dernier évoque le nom de Laura Hecquet. Quelques jours avant la séance, la danseuse vient d’être nommé étoile, la première dinstinguée par Benjamin Millepied, le nouveau directeur de la danse. Et le kiné longiline de lancer à Kora :



 - Elle avait arrêté presque deux ans suite à un problème de genou et elle vient d’être nommé étoile. Il y a de l’espoir.


     - Oui, il y a toujours de l’espoir … 


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"Tu ne 

t'es pas

blessée en

dansant 

quand même ?"



Les radios de son pied après son opération.

Elle gardera ces vis toute sa vie.

8 semaines après son opération de la hanche, elle lève déjà la jambe.

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Kora (au centre) en 1999 à l'école de danse de l'opéra de Paris.

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Kora juste avant

son opération de

la hanche.


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Une vie de concours

Le concours est une période spéciale dans la vie du ballet. Chaque année il permet aux danseurs qui le présentent de monter en grade.



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Légèrement en appui sur cet axe en bois qui arrive au niveau

de la hanche, ils échauffent leurs muscles, enchaînent les exercices avec une discipline quasi militaire.

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Le ballet de l'Opéra de Paris en chiffres

LA FABRIQUE


             rop grande. Pour quelques centimètres de trop, pour une histoire de                  génétique, le rêve de Yasmine s’envole. Cinq ans qu’elle ne vivait                    que pour la danse. Chaque soir ou presque, en fermant les yeux, elle s’y voyait, sur la grande scène du palais Garnier, dans son beau costume. Las, on n’y rentre pas comme ça, à l’école de danse de l'Opéra. Pour les garçons, les critères sont moins rigides. Une taille minimum, et c’est tout, pour passer l’épreuve du dossier. Chez les filles, pour espérer faire ses classes à Nanterre, il faut répondre aux canons, entrer dans la fourchette imposée. À 13 ans, elles doivent mesurer entre 1m53 et 1m60. Avec son mètre 65, Yasmine n’avait aucune chance. Et ce, peu importe son niveau de danse. Elle n’enverra même pas sa candidature.


Imaginez, si Spud Webb s’était vu recaler de la draft ou du concours de dunk NBA, la faute à ses mensurations peu commune pour un basketteur de haut niveau. On connaît la carrière du bonhomme. Et c’est là qu’apparaît le fossé qui sépare un sport traditionnel d’un art, aussi athlétique fût-il. Au sein du corps de ballet de l’Opéra national, comme dans n’importe quelle autre compagnie prestigieuse, on recherche la beauté, l’harmonie, quand dans n’importe quel discipline sportive, on recherche avant tout le résultat, la performance. La vérité du terrain, en somme.


L’harmonie et l’homogénéité du ballet de l’Opéra sont garanties par le mode de fonctionnement de son école. Un centre de formation tricentenaire où plus de 130 enfants de 8 à 18 ans apprennent la danse classique selon la plus pure tradition française. Ces enfants, on les appelle les “petits rats”, en référence au bruit que faisaient jadis leurs pas sous les combles du palais Garnier lors des répétitions. En référence, aussi, à leur côté misérable, à leur maigreur. Un terme qui date du XIXe siècle, popularisé par Balzac ou Théophile Gautier. À l’époque, les jeunes apprenties, pas encore artistes, quémandaient de l’argent, et comptaient sur leur “petite mère” - sorte de marraine au sein de la compagnie – pour s’équiper en chaussons et en pointes.


Deux siècles plus tard, à l’école de l’Opéra, on a su évoluer avec son temps. En 1987, sous l’impulsion de Claude Bessy (directrice de l’école pendant plus de trente ans, ndlr), l’institution déménage à Nanterre, dans des bâtiments neufs, plus adaptés à la formation et au façonnage du corps des jeunes danseurs que ne l’était le palais Garnier. Dans ces nouveaux bâtiments, pas question de transiger avec certaines coutumes qui ont la peau dure. A l’arrivée d’un adulte, les jeunes filles exécutent la révérence, quand les garçons se contentent d’un salut.


Les “rats” doivent rester sveltes, avoir de “belles lignes”. Dans l’idéal, un buste court, et de longues jambes. “Il y a une sélection morphologique, esthétique”, explique Gilbert Mayer, ancien premier danseur et pédagogue reconnu. “Jusqu’aux années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les danseuses étaient moins longilignes, moins filiformes. Aujourd’hui les muscles sont moins apparents. Il y a toujours autant de force, mais avec plus de souplesse.













































Depuis l’arrivée d’Elisabeth Platel à la tête de l’école en 2004, la tendance semble se confirmer. Les jeunes danseuses ont des morphotypes très similaires, avec des membres très fins. Du temps de Claude Bessy, les physiques étaient plus variés. À l’étranger où Gilbert Mayer a également enseigné, l'exigence est encore plus forte : “J’ai pu assister à des auditions d’enfant en Russie, ou en Chine, où c’était bien plus rigide. Les candidats étaient calibrés de manière très précise.” Autrefois, on recrutait des enfants qui n’avaient jamais dansé, uniquement sur leurs proportions et leur souplesse.


Les positions apprises en danse classique, sont, de l’aveu de tous, anti-naturelles ou presque. Elles dépassent en tout cas les limites physiologiques de la grande majorité des humains. Résultat, être mince, souple, avec une bonne ouverture de hanche n’est pas un plus : c’est presque une obligation. “Certaines filles se font renvoyer de l’école après leur puberté, raconte Hugo Marchand, 21 ans, sujet à l’Opéra. Leur corps n’est plus fait pour danser.” Comprendre qu’elles ont pris de la poitrine, des fesses, des hanches. Les mouvements deviennent plus compliqués, moins élégants, peut-être. Quand l’efficace et l’esthétique se répondent en permanence.


Marie* est aujourd’hui diplômée. Mais sa scolarité n’a pas été de tout repos : “Chaque année quasiment, on m’a reproché mes petites jambes et mes lignes peu harmonieuses. J’ai failli être renvoyée lors des examens de fin d’année. A partir du moment où le physique ne convient pas c’est difficile de croire en soi car c’est un aspect de sa danse qu’on ne peut pas changer. Les danseurs au physique moins conventionnel connaissent bien souvent un parcours sinueux.


Rose a dû composer avec les réflexions hebdomadaires au sujet de son poids. L’encadrement considérait qu’elle avait trois kilos en trop. Il faut dire qu’à treize ans, elle arborait un bonnet C, quand la plupart de ses camarades filles n’étaient pas encore formées. Professeur de gyrotonic aujourd’hui, elle se souvient parfaitement du corps dans lequel elle dansait à l’époque : elle était mince, très mince. Ne sachant pas comment perdre ces kilos jugés superflus, Rose décide de profiter des vacances scolaires pour passer sur le billard : une réduction mammaire qui mettra fin, elle l’espère, aux petites piques lancées par certains membres de l’encadrement. Plus tard, Madame Platel, qui dirige l’école depuis une dizaine d’années, lui reprochera de ne pas l’avoir consultée avant de prendre une telle décision.


Chez des jeunes danseuses en plein doute, ces réflexions peuvent s’avérer dangereuses. Le docteur Alexis Savigny, médecin de l’équipe de rugby du Stade Français, reçoit en consultation des danseurs et des athlètes atteints de Troubles du comportement alimentaire (TCA) : “Les sportifs sont particulièrement exposés. Les TCA prévalent chez la femme encore adolescente. Les disciplines concernées sont celles pour lesquelles s’exerce une tyrannie de l’apparence et plus encore de la minceur, comme la gymnastique, la danse classique ou encore l’endurance”, expliquait-il au site Rue 89 en 2011. “On ne va pas non plus généraliser pour deux cas d’anorexie tous les cinq ans”, proteste Brigitte Lefèvre, ancienne directrice de la danse à l’Opéra. Il n’empêche : les faites aux jeunes filles au sujet de leur poids peuvent entraîner chez elles certains troubles, surtout dans un cadre d’excellence où la pression est forte. À l’école de danse, un danseur qui souffre d’anorexie est généralement renvoyé.


L’immense majorité des danseurs du ballet de l’Opéra sont passés par l’école de Nanterre. Des dix-neuf étoiles, une seule a fait son apprentissage ailleurs, il s’agit de Ludmila Pagliero, une ballerine argentine. “Diriger cette école devient presque “facile” parce que l'objectif est connu et évident : entrer dans le corps de ballet de l'Opéra de Paris”, martelait Elisabeth Platel à l’occasion du tricentenaire de "l’école française” en mars 2013.


Le plus dur n’est pas de rentrer à l’école de l’Opéra, c’est d’y rester. Chaque année, les élèves sont soumis à un examen de passage en classe supérieure. Ces classes, on les appelle des divisions. Il en existe six, la première correspondant à la dernière année d’école, qui se conclut par le concours d’entrée au sein du corps de ballet. En sixième division, l’école abrite une quarantaine d’enfants. En première, ils ne sont plus qu’une douzaine. Ils seront les seuls à sortir de l’école leur diplôme en poche, les seuls à avoir une chance d’intégrer un jour la compagnie.



Les enfants dansent beaucoup. Trois heures par jour minimum, jusqu’à quatre heures trente en période de répétitions. Sans compter les cours particuliers que les élèves prennent généralement le week-end pour préparer leurs échéances. En décembre 2002, un rapport commandé au cabinet Socialconseil par le comité d’hygiène et de sécurité de l’Opéra ébranle la réputation de l’école. Les méthodes de Claude Bessy, la directrice historique, sont pointées du doigt : les danseurs en herbe seraient victimes de “déni de la douleur, d'atteintes à la dignité, de discipline de terreur psychologique, d'outrances verbales”, conclut le rapport. Deux années auparavant, dans un entretien accordé au magazine Marie-Claire, l’étoile Aurélie Dupont était revenue sur ses années à de formation : “Pendant six années d'école, plus encore que la douleur intense des exercices, ce qui me fait le plus mal, c'est la méchanceté. Et la froideur des adultes. Un peu de douceur, de gentillesse ne nous auraient pas fait moins bien danser.” Un nouveau rapport de la DDASS daté de 2003 précédera d’une année l’arrivée d’Elisabeth Platel, ancienne danseuse étoile elle aussi, en remplacement de Claude Bessy.



































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Hugo Marchand, qui a passé quatre ans à Nanterre, tente d’expliquer le comportement parfois dur de l’encadrement. “L’école de danse est dirigée par des gens qui ont été danseurs, qui se sont endurcis. La danse rend dur avec soi-même et avec les autres. Ça part d’un bon sentiment mais c’est souvent maladroit.” Il faut toutefois admettre que les méthodes d’apprentissage ont évolué. Et dans le bon sens : “Il est évident qu’on soigne beaucoup plus les enfants qu’avant. Avant, c’était marche ou crève, rappelle Gilbert Mayer. Et on arrive à faire danser des gens qui n’auraient peut-être pas eu toutes les qualités à l’époque pour le faire.


L’institution a mauvaise réputation, à une époque où le bien-être de l’enfant prime. Nanterre, comme d’autres écoles prestigieuses, serait l’école de la souffrance. “On se sert de notre corps tous les jours, donc évidemment ça fait mal. Mais certains ne souffrent pas du tout", coupe Hugo Marchand. “Les professeurs sont beaucoup plus doux et progressifs qu’avant, abonde Christian Mesnier, ancien danseur à l’Opéra devenu professeur. Il y a trente ans, c’était ‘fais ce que je dis’, on verra plus tard.” Depuis 1989, l’enseignement de la danse nécessite un diplôme. Les professeurs apprennent l’anatomie et la physiologie. Ils sont mieux informés, plus aux faits des limites du corps, des solutions alternatives pour arriver au même résultat.


À l’école, peu ou pas de cours ludique, aucun entraînement en complément, sauf pour les garçons, qui débutent la musculation en seconde division. Et encore, c’est assez sommaire. Leur corps se développe généralement en entrant dans le corps de ballet. “Des cours de stretching, ou de yoga, manquent cruellement à notre programme”, déplorent unanimement les jeunes danseurs. Aucune plage horaire n’est consacrée à la récupération. Lorsqu’on sait que dans des centres de formation, comme celui de l’AJ Auxerre, ont accès à un complexe de balnéothérapie, on se dit que l’Opéra a encore du chemin à parcourir. Mais n’oublions pas qu’il s’agit d’une école publique, que l’enseignement y est gratuit.


En 2004, Elisabeth Platel a pris les rênes de l’école, amenant dans ses bagages un diététicien, un kiné et un médecin du sport. Mais de nombreux élèves vont consulter à l’extérieur. Les rares disponibilités du staff médical de l’école, autant que leur manque de compétence parfois, sont pointés par les jeunes danseurs. Des jeunes qui ne respectent pas toujours les temps de repos préconisés pour leurs blessures. Ou dont on tarde à diagnostiquer certaines lésions, comme des fractures de fatigue, qui parfois s’aggravent.

Certains quittent l’école après un parcours sans embûches. D’autres connaissent une trajectoire en dents de scie, et s’entourent hors de l’école pour rebondir. Enfin, quelques adolescents quittent cette institution d’excellence traumatisés. Des trajectoires qui laissent Brigitte Lefèvre songeuse : “Je n’étais pas d’accord avec cette idée que l’école n’était que pour les forts psychologiquement. Mais j’ai de plus en plus tendance à le penser.”





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Le plus dur n'est pas de rentrer à l'école, c'est d'y rester.

L'audition d'entrée à l'école de danse

“  C’est après Nanterre que j’ai connu les réflexions vraiment désagréables, les petites humiliations. Honnêtement, à l’école de l’Opéra, ça allait. »


Malory a été recalée lors de son examen de passage en troisième division. Elle a poursuivie sa formation au Conservatoire régional.

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Anatole et Malory, 25 ans tous les deux, ont connu l’époque Bessy. Ils n’en font pas un drame. À la suite du rapport de la DDASS, les élèves ont même fait circuler une pétition pour maintenir la directrice au sein de l’école. Il faut croire qu’ils l’aimaient bien, cette direlo à l’ancienne, un peu rigide mais toujours franche.

“ Je crois que la DDASS a surtout épinglé la direction sur des questions de temps de pause accordés aux élèves à midi par exemple. Elle ne respectait pas la réglementation, mais d’un autre côté, il fallait bien qu’on puisse suivre notre scolarité et danser en même temps ».


“ J’étais plutôt du genre turbulent, se marre-t-il. Le bureau de Bessy, je l’ai connu. Et ça ne m’a franchement pas traumatisé ».


Aujourd'hui danseurs freelance, ils répètent ensemble Casse-Noisette pour un gala à Poissy.

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"Avant, c'était marche ou crève."

L'ÉTOILE

             ’était un mercredi. Un soir de mars 2012. Sous les dorures de                             l’Opéra Garnier, on danse La Bayadère, de Rudolf Noureev. À                         la fin de la   représentation, le public chavire en voyant passer une étoile. De concert, le directeur de l’Opéra et la directrice de la danse viennent d’annoncer la nomination de Josua Hoffalt, vingt-sept ans, comme nouvelle étoile de l’Opéra de Paris. Tonnerre d’applaudissements.


Trois ans plus tard, le danseur se souvient : “Ça fait partie des choses qui n’arrivent qu’une fois dans une vie. Finalement, c’est plutôt rare”, lâche-t-il après réflexion. Malgré son statut d’étoile, Josua Hoffalt arbore un air nonchalant. Brun, longiligne, cheveux bouclés et barbe de trois jours, le trentenaire est une personnalité qui détonne dans le monde de la danse classique.


Un détachement de façade. Josua Hoffalt a une vision bien à lui de sa discipline, très affirmée. Pour lui, la danse classique est un sport à part entière. Peut-être même plus exigeant que d’autres : “Pour en avoir parlé avec des médecins de l’INSEP, on se dépense de la même manière, voire plus que dans d’autres sports. On nous demande des qualités athlétiques complètement contradictoires, que l’on retrouve rarement ailleurs.” Ils sont peu nombreux, les danseurs, à discuter avec des médecins de l’INSEP.


À l’image des grands sportifs, Josua accumule des heures et des heures de travail. Il faut le voir interpréter son Solor dans La Bayadère. En costume, le danseur enchaîne les sauts, les courses, les portés. L’effort est à son apogée, le visage serein. C’est que chaque geste, chaque mouvement, a été répété des centaines de fois. “Je danse une quarantaine d’heures par semaine” détaille-t-il. Sans compter le reste : renforcement musculaire, soin du corps …


Originaire de Pertuis, dans le Vaucluse, Josua a fait ses premiers pas de danseur à l’école de Marignane. De 8 à 12 ans, il suit les cours de Chantal Latache. “Josua était un garçon solide, extrêmement motivé”, se souvient le professeur. “Il n’y avait pas grand-chose qui semblait pouvoir l’arrêter.” C’est par l’intermédiaire de ses cousines que le garçon découvre la danse, un peu par hasard. Il ne la lâchera plus. D’autant qu’il peut compter sur des dispositions physiques adaptées à la discipline : “Pour ce que l’on appelle l’en-dehors par exemple, il possède une bonne ouverture de bassin”, explique Chantal Latache. C’est l’une des bases en danse classique. “Il a un beau travail de pied, tout ce qu’il faut au beau ‘danseur noble’ comme on disait au XIXe siècle”, dit de lui Gilbert Mayer qui l’a eu dans sa classe quand Josua avait 16 ans. Un sacré compliment pour ce pédagogue qui a formé bon nombre d’étoiles.


Dans le milieu de la danse, les garçons sont rares. Ils ne sont que quatre à Marignane. Pas de quoi gêner Josua Hoffalt, qui prend sa nouvelle passion très au sérieux. Assidu, appliqué, il récolte les médailles lors des concours, avant que son professeur ne l’envoie à Marseille, poursuivre sa formation. Quand certains consacrent une vie dans l’espoir d’atteindre le Graal et devenir enfin étoile, Josua Hoffalt semble avoir été désigné par les dieux de la danse. Après Marseille, il entre dans la prestigieuse école de l’Opéra de Paris. C’était en 1998. “Il était très timide et en même temps déterminé” se souvient Sara Kora Dayanova, qui a étudié à l’école de danse de l’Opéra, une division au dessus de lui. Déterminé, le mot revient sans cesse.


Quatre ans plus tard, Josua entre au ballet. Il enchaîne les concours de promotion interne à une vitesse déconcertante. Promu coryphée en 2003, sujet en 2004. Rien ne semble pouvoir l’arrêter. Sauf les blessures. Un premier coup d’arrêt pour Josua dont le corps ne suit plus : pubalgie, fracture du pied, du tibia. Le jeune virtuose reste pour la première fois sur le bord de la scène. Sur le moment, il y a la déception, bien sûr. Mais le mental est toujours là. Il est promu premier danseur cinq ans plus tard, en 2009. Puis c’est la consécration, en 2012, avec sa nomination au grade d’étoile.


Ces blessures à répétitions, elles l’ont fait réfléchir à sa pratique de la danse. Il décide de tout mettre en place pour ne plus être éloigné de la scène. Si certains danseurs rejettent la dimension athlétique de leur pratique, Josua comprend dès lors à quel point elle est primordiale. “Quand j’ai eu ma fracture de fatigue au tibia, je continuais de faire du gainage, de la musculation sur le haut du corps. Même un peu de vélo, sans trop de résistance. Cela permettait de garder la machine en état de marche.
















































En tant que danseur étoile, Josua Hoffalt a un statut à part, il le sait. Sa voix porte plus que d’autres. Pour qu’elle porte encore plus loin, il s’est fait élire au conseil d’administration de l’Opéra. “Je ne suis pas uniquement représentant des danseurs”, tient-il à préciser. “Mais il est évident que je m’y suis présenté pour que le ballet ait une voix supplémentaire dans chaque compartiment de la Maison.” Son souhait est ambitieux, que la danse classique prenne un tournant majeur.  Certains se contentent de leur statut. Lui a une liste longue comme le bras de doléances. “On est très longtemps restés à l’Âge de pierre d’un point de vue de l’encadrement médical et préventif : pas de préparateur sportif, deux kinés sur place pour 154 danseurs, un matériel totalement inapproprié et désuet”, regrette-t-il. Les choses commencent à changer, il le sent.  “Il y a une brèche, si on ne s’y engouffre pas, on reprend trente ans dans la vue.” Des paroles engagées dans un milieu où la discrétion prime.


Josua est le fer de lance de toute une nouvelle génération, plus sensible à ces questions. Le jeune homme n’en démord pas, quitte à nager à contre courant dans les eaux centenaires de l’Opéra de Paris : “Prenez n’importe quel sport qui s’est professionnalisé - le football, le tennis, le rugby, le basket - tous ont des exercices en complément. Le basketteur qui a besoin de sauter plus haut, il ne va pas shooter toute la journée. Il a des exercices spécifiques pour travailler sa détente. Nous, on n’a pas ce genre de choses là.” Quelques regrets, mais pas d’amertume. S’il milite pour une approche différente de la danse classique, c’est parce qu’il est convaincu que la discipline doit se renouveler pour perdurer. L’arrivée de Benjamin Millepied cette saison, un directeur de la danse qui n’est pas issu du sérail, lui donne aussi de l’espoir. “Je crois que c’est en train de bouger. Il est question de créer un partenariat avec l’INSEP. On avance petit à petit.
































Les rapports avec la hiérarchie du ballet n’ont pas toujours été faciles pour lui. Dans l’ancienne équipe de direction, on n’appréciait guère “cet esprit de bande.” Sa bande, c’est la compagnie “3e étage”. Un collectif que le danseur étoile a constitué avec son compère Samuel Murez, quadrille. Au sein du corps de ballet, Josua est un électron libre. Comme un sportif qui aurait tout gagné, il a désormais envie de voir plus loin. Plus loin que les concours, que la technique pure. Le besoin de mettre son grain de sel dans les rouages d’une institution d’excellence, mais encore trop fermée, selon lui : “On est embourbés dans des choses un peu anciennes. J’aime énormément la danse classique. Mais je pense qu’il faut l’offrir à un nouveau public. Et cela nécessite peut être d’inventer de nouveaux codes.


Il confesse se sentir parfois un peu à l’écart dans la constellation des danseurs étoiles. Méthodique, sportive, préventive, son approche de la danse n’est pas toujours partagée : “J’ai l’impression que certains sont parfois plus proches du patinage artistique - que je trouve, pardon, très ringard - que de la danse telle que je la conçois.” Une pique lancée sans méchanceté. Simplement un constat. Qui amène cette réflexion en forme d’aphorisme : “Finalement, je me sens plus proche de Fred Astaire que d’un danseur classique.


Il comprend alors à quel point la dimension athlétique est primordiale. 

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Le danseur étoile Josua Hoffalt nous parle de son rapport à la douleur.

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La barre selon le maître Gilbert Mayer.

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LA LIMITE

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Les cinq positions de "l'en dehors"

Définies par Beauchamp, le maître à danser de Louis XIV, ces positions sont toujours d’actualité. Il s’agit d’un des apprentissages de base. Idéalement, il est réalisé pour 70° par la rotation externe de la hanche, 5° par la rotation externe du squelette jambier, 15° par l’abduction du pied.


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Hugo Marchand évoque le rapport au corps

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              uestionner un danseur au sujet de ses blessures est toujours une                         expérience surprenante. A l’image d’un rugbyman, d’un skieur ou                   boxeur, le danseur se replonge dans ses souvenirs, avant d’énumérer : “ Une luxation de l’épaule, une hernie discale, trois entorses de la cheville, une fracture du tibia.” On ouvrira de grands yeux quand tour à tour, certains nous parleront de “syndrome du carrefour postérieur ”. Une pathologie courante dans le milieu de la danse classique, et dans d’autres sports, comme le foot, l’escrime et le saut en longueur, des disciplines où le pied est très sollicité.


Christian Mesnier est contraint de mettre un terme à sa carrière au début des années 2000, deux ans avant l’âge de la retraite. Sa fissure du cartilage coxo-fémoral, cette blessure à la hanche qu’il traîne depuis longtemps, le fait trop souffrir. Il préfère passer sur le billard, quitte à sacrifier ses dernières pirouettes. “ En 1991, j’avais passé une radio pour une hernie discale. Le médecin avait déjà été alerté par cette fissure.” Christian avait toujours manqué d’ouverture de hanche. À l’école puis au sein du corps de ballet, il l’a travaillée … en forçant dessus. “Aujourd’hui, je pense que j’aurais pu arriver au même résultat, sans m’abîmer.”


Si l'on en croit l'adage, il faut souffrir pour bien danser. La douleur est entrée dans les mœurs, c’est une sorte de passage obligé pour progresser. Une croyance qui a tendance à disparaître.  “Le corps ne doit pas faire mal”, assène Christian Mesnier. Il n’empêche : si depuis quelques temps les danseurs cherchent des solutions alternatives pour pallier une insuffisance, ils sont des athlètes toujours plus exposés.


Il est impossible de traverser une carrière professionnelle sans se blesser”, admettent la plupart d'entre eux.


Et pour cause. Depuis l’arrivée de Rudolf Noureev à la tête du ballet de l’Opéra, le rythme des représentations a augmenté, avec de plus en plus d’œuvres contemporaines. “Il n’y a pas de dialogue avec la programmation concernant le rythme des spectacles. Ce n’est pas mon rôle mais je regrette que nous ne soyons pas plus consultés”, explique Philippe Séreni, ostéopathe à l’Opéra depuis de nombreuses années. “ Les aller-retour entre classique et contemporain, c’est violent ”, résume Hugo Marchand, 22 ans.











































Selon nos informations, 80% des danseurs de la compagnie se blesseraient au cours d’une année. Une statistique édifiante, mais semblable à celle d’autres compagnies prestigieuses. La faute à une prise de conscience trop récente, à un long déni : les danseurs sont exclusivement des artistes, pas des sportifs.

Pendant longtemps, il n’y avait pas du tout de suivi médical à l’Opéra ”, se souvient Christian Mesnier. Jusqu’à tout récemment, on recensait un médecin, un ostéopathe, deux kinés à temps partiel … pour 154 danseurs. Un sous-effectif médical qui pousse les artistes à s’entourer à l’extérieur, sur leurs deniers personnels.


Hors des murs du palais Garnier, ils consultent des masseurs, des sophrologues, des profs de Yoga. “Il y a encore quelques mois, lorsqu’on se blessait, on était largués dans la nature. C’était à nous de nous constituer une petite équipe médicale en dehors de l’Opéra”, pointe le danseur étoile Josua Hoffalt. Cette habitude d’aller chercher ailleurs ce qu’ils n’ont pas sur place, ils l’ont développée depuis leur adolescence. Le médecin du sport rattaché à l’école est présent une fois par mois. Le kiné, lui “ne touche pas”, d’après les dires de nombreux élèves.


Le recours à l’imagerie médicale est souvent tardif. Nombreux sont les exemples où des fissures de fatigue, courantes chez les danseurs, ont évolué vers des blessures plus sérieuses. Il y a quelques années, alors qu’elle est à l’école, Rose ressent de vives douleurs à un genou. Très vite, celles-ci gagnent l’autre jambe. Rien d’alarmant pour ses professeurs. Finalement, elle décide de consulter le médecin maison, qui lui diagnostique une maladie d’Osgood-Schlatter, bien connue des jeunes sportifs en pleine croissance. Rose serre les dents, tente de surmonter la douleur. Mais rien n’y fait. La souffrance est telle qu’elle se résout à solliciter un nouvel avis médical. Après des examens plus poussés, le couperet tombe : fissure de fatigue à chaque genou. Trois mois de béquilles, six mois sans danser. Dans l’incapacité de passer son examen, elle sera contrainte de quitter l’école.


Le cas de Rose est loin d’être isolé. Celui de Mathias Heymann, danseur étoile de 28 ans qui souffrait d’une fracture de fatigue au tibia datant de son adolescence illustre les carences du milieu . Grâce à son élasticité musculaire et à sa puissance – “un danseur béni des dieux ”, disait de lui Brigitte Lefèvre -, il a pu passer outre, gravissant chaque année les échelons au sein du ballet. Les concours, les spectacles, toutes ces échéances qui l’ont convaincu de faire fi de la douleur, de continuer pour progresser. En 2009, il atteint les sommets en étant nommé étoile. Deux ans plus tard, sur les conseils d’un danseur du Royal Ballet de Londres, il consent à se faire opérer. A Paris, on lui déconseille. L’opération est mal vue, car elle débouche fréquemment sur une fin de carrière. Grâce à un micmac administratif, il effectue gratuitement une bonne partie de sa rééducation au CERS (Centre Européen de Réeducation du Sportif) de Capbreton, normalement réservé aux sportifs de haut niveau. Car les danseurs de l’Opéra dépendent du ministère de la Culture et ne bénéficient pas de ce précieux statut. Après dix-huit mois d’absence, Heymann remontera sur scène, avec une nouvelle approche de sa danse, adaptée à sa jambe opérée : “ Jusqu'à un certain point, penser le solo ou le faire revient au même. C'est une manière de l'intégrer. J'apprends à faire les choses en amont de la répétition, que j'évite de programmer tous les jours. Quand elle a lieu, je débute par une heure en intensité, puis travaille les deux autres heures uniquement sur les bras et les placés. Pour l'endurance, plutôt que de l'acquérir en dansant, je fais du cardiotraining en pédalant ”, déclarait-il au Figaro en 2013.



C’est dire si ces danseurs d’élite tardent à prendre la pleine mesure de leur corps, à pouvoir l’écouter. Ils apprennent bien souvent sur le tas, à cause d’une blessure. Avant d’être capable de déceler une alerte musculaire ou articulaire, Josua Hoffalt partait de zéro ou presque : “J’ai commencé avec une pubalgie. Je n’y connaissais rien du tout au départ. Quand on rentre dans le ballet on n’est pas forcément éduqué aux soins du corps, à l’entretien du corps, les étirements, les échauffements progressifs. Tant qu’on n’a pas été blessés on se dit que ça nous arrivera jamais à nous, et donc quand ça nous tombe dessus on se dit ‘tiens, finalement ça fait partie intégrante du métier’ ”, illustre le danseur étoile. Christian Mesnier a du mal s’y faire : “J’ai appris à écouter mon corps pendant ma formation de professeur !”, s’étonne-t-il, à bientôt 60 ans. Plus ils vieillissent, plus ces forçats de l’art se heurtent à leurs limites physiologiques. Mais avec le temps qui passe, ils finissent par trouver des réponses techniques. Leur corps finit par leur obéir au doigt et à l’oeil. Virtuoses, ils savent rester efficaces, et sont plus à même d’anticiper les blessures.


































Très tôt, on considère que les danseurs sont autonomes. Mais pour combler ses faiblesses il est parfois compliqué de trouver soi-même la solution. Manon, 18 ans, s’apprête à passer le concours d’entrée. Longtemps, elle souffrait d’une douleur à la hanche : “C’est en travaillant avec Christophe Duquenne, mon ‘petit père’, que j’ai trouvé un moyen de lever ma jambe sans souffrir ”. Premier danseur récemment retraité, Duquenne fait évoluer le geste de la jeune ballerine. Résultat, elle n’a plus mal et s’évite une opération lourde, voire la pose d’une prothèse dans quelques années.


Des cours d’anatomie-physiologie sont dispensés aux danseurs en herbe. Mais les termes sont parfois flous, trop scientifiques, et les ados peinent à faire le lien avec leur danse. Comme si finalement, dans ce milieu, on ne trouvait jamais la bonne recette. “Je me rappelle d’un professeur qui était très axé sur l’éducation au corps, presque parfois trop. Chaque chose était rattachée à un muscle, ça enlevait un peu de la magie de la danse. D’autres à l’inverse étaient complètement déconnectés de cela”, soupire Josua Hoffalt.


L’arrivée de Benjamin Millepied à la tête du ballet devrait changer les choses. Ce chorégraphe français, fils d’une danseuse contemporaine et d’un ancien champion de décathlon a passé la majeure partie de sa vie aux États-Unis, au sein du New York City Ballet. De cet exil de plus de vingt ans, il a ramené une approche anglo-saxonne davantage portée sur la santé des artistes. Dès sa prise de fonction en novembre 2014, il fait changer les planchers en bois de l’Opéra, trop durs. Il a intégré un “Pôle santé”, avec des masseurs présents en permanence. Le staff médical devrait encore être étoffé, et un partenariat avec l’INSEP serait dans les tuyaux. Il pourrait voir le jour dès septembre. Des machines de pilates et de gyrotonic vont être installées dans l’enceinte du palais Garnier. Jusqu’ici les danseurs devaient s’inscrire dans des salles à l’extérieur.


C’est très bien ce qu’apporte Benjamin, se réjouit Delphine Moussin, ancienne étoile aujourd’hui prof’ à l’Opéra. Le pilates, c’est dans les mœurs depuis les années 70 en Angleterre ou aux États-Unis !” L’Opéra, un village gaulois qui résistait face à l’arrivée de nouvelles pratiques. Un lieu où on a longtemps estimé que la danse se suffisait à elle-même, quand partout ailleurs, les compagnies encourageait les danseurs à varier leur activité physique. Si certains sceptiques au sein du ballet se méfient des annonces de Millepied, ils sont nombreux à croire en sa faculté à moderniser la compagnie. Vu l’enthousiasme général, on se dit qu’il était temps.











Des blessures de danseur 

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Le docteur Serrano, médecin du sport, soigne des rugbymen et des danseurs. Il compare leurs performances.


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Rencontre avec le corps médical de l'ADAPT, un centre de rééducation qui accueille les danseurs de l'Opéra depuis plusieurs années.


Passez sur les photos pour découvrir les légendes.

AUTEURS

Image, montage, intégration, développement web


Gaspard Augendre

Matthieu Bidan 

Pierre Mérin 


ILLUSTRATIONS 


Poulby 

Laurie Dannus


REMERCIEMENTS


Josua Hoffalt, Kora Dayanova, Marie Perruchet et ses danseuses, Malory De Lenclos, Anatole Zangs, Rose Gaillard,  Fabien Rocha, Philou, Philippe Serrano, Léna Quintin et tous les intervenants de ce projet.



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Passez  sur les dessins pour découvrir les blessures. 

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Journal de bord de rééducation

Une séance de rééducation avec Kora

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